Particules étranges

Les particules étranges sont une catégorie de hadrons découverte entre la fin des années 1940 et le début des années 1960. On les qualifia de « étranges » en raison de leur comportement inattendu :

  • elles étaient produites dans des interactions fortes, de manière quasi instantanée lors de collisions à haute énergie (dans les gerbes de rayons cosmiques ou dans les expériences avec des faisceaux de particules) ;
  • elles se désintégraient pourtant beaucoup plus lentement, selon les processus de l’interaction faible.

Cette contradiction était déconcertante, car en règle générale les particules produites par l’interaction forte se désintègrent elles aussi par des interactions fortes, qui s’effectuent sur des échelles de temps extrêmement courtes.

La découverte

La première particule « étrange » fut observée en 1947 par George Rochester et Clifford Butler, lorsqu’ils détectèrent dans une chambre à brouillard les traces caractéristiques produites par des rayons cosmiques.

Ils identifièrent une particule neutre - aujourd’hui appelée kaon neutre ($K^0$) - dont la masse était environ deux fois supérieure à celle du pion, mais dont la durée de vie se révéla étonnamment longue pour une particule issue de l’interaction forte.

Ce kaon neutre se désintégrait en deux pions chargés par le biais de l’interaction faible :

\(K^{0} \;\rightarrow\; \pi^{+} + \pi^{-}\)

Peu après furent découverts les kaons chargés (\(K^+\)), qui possédaient eux aussi une durée de vie anormalement longue et se désintégraient par des processus faibles, par exemple :

\(K^{+} \;\rightarrow\; \pi^{+} + \pi^{+} + \pi^{-}\)

Les kaons, constitués d’un quark et d’un antiquark (dont un quark étrange dans ce cas) et dotés d’un spin entier, furent classés parmi les mésons, à l’instar des pions.

Au cours des années 1950, on découvrit un large éventail de particules contenant des quarks étranges :

  • Baryons : le baryon $\Lambda$ (plus massif que le proton), ainsi que les familles $\Sigma$ et $\Xi$, caractérisées par la présence de quarks étranges.
  • Mésons : les mésons $\eta$ et $\phi$, qui comportent également des quarks étranges.

En l’espace de quelques années, le tableau relativement simple des particules des années quarante - que l’on croyait presque complet après la découverte du neutrino et du muon - se transforma en un véritable « zoo de particules », peuplé de dizaines de nouveaux états qu’il fallait classer et comprendre.

Remarque. Ce « zoo de particules » mena, au début des années soixante, à l’élaboration du schéma de classification dit de la « voie octuple » (symétrie SU(3)), conçu par Murray Gell-Mann et Yuval Ne’eman. De cette approche naquit ensuite le modèle des quarks, pierre angulaire de la physique des particules moderne.

Le nombre quantique d’étrangeté $S$

Le nombre quantique d’étrangeté $S$ mesure la différence nette entre le nombre de quarks étranges $s$ et celui des antiquarks étranges $\bar{s}$ contenus dans un hadron :

  • Chaque quark étrange $s$ contribue par \(S = -1\).
  • Chaque antiquark étrange $\bar{s}$ contribue par \(S = +1\).

Ce nombre quantique, introduit au début des années 1950 par Murray Gell-Mann et Kazuhiko Nishijima, permit d’interpréter les propriétés particulières des particules étranges (kaons, hyperons, etc.) et de mettre en évidence deux résultats expérimentaux majeurs :

  • Dans les interactions fortes, la saveur est conservée ; les quarks étranges apparaissent donc toujours par paires \(s\) et $\bar{s}$.
  • Dans les interactions faibles, l’étrangeté peut être modifiée, ce qui entraîne des durées de vie beaucoup plus longues (de l’ordre de \(10^{-10}\,\text{s}\)) que celles caractéristiques des désintégrations fortes (\(\sim 10^{-23}\,\text{s}\)).

Un exemple classique est la désintégration faible du baryon $\Lambda^0$ en un proton et un pion :

$$ \underset{S=-1}{\Lambda^0 (uds)} \;\;\longrightarrow\;\; \underset{S=0}{p (uud)} + \underset{S=0}{\pi^- (\bar{u}d)} $$

Ici, le nombre d’étrangeté passe de \(S = -1\) dans l’état initial à \(S = 0\) dans l’état final, illustrant la non-conservation de la saveur étrange par l’interaction faible.

Désintégration du baryon Lambda avec violation de l’étrangeté

La violation de l’étrangeté est ainsi devenue l’une des signatures les plus frappantes de l’interaction faible, confirmant qu’elle diffère fondamentalement de la force forte et de l’interaction électromagnétique.

Le tableau suivant présente quelques exemples de hadrons et leurs valeurs du nombre quantique d’étrangeté $S$.

Particule Composition en quarks $S$ Remarques
Proton (p) $uud$ 0 Baryon léger et stable
Neutron (n) $udd$ 0 Baryon léger ; se désintègre par désintégration $\beta$
Pion $\pi^+$ $u\bar{d}$ 0 Méson pseudoscalairé léger
Pion $\pi^-$ $\bar{u}d$ 0 Méson pseudoscalairé léger
Kaon $K^+$ $u\bar{s}$ +1 Méson étrange chargé
Kaon $K^0$ $d\bar{s}$ +1 Méson étrange neutre
Antikaon $\bar{K}^0$ $\bar{d}s$ -1 Antiparticule du $K^0$
Kaon $K^-$ $\bar{u}s$ -1 Antiparticule du $K^+$
$\Lambda^0$ $uds$ -1 Baryon étrange (Lambda)
$\Sigma^+$ $uus$ -1 Baryon étrange (Sigma)
$\Sigma^0$ $uds$ -1 Baryon étrange (Sigma)
$\Sigma^-$ $dds$ -1 Baryon étrange (Sigma)
$\Xi^0$ $uss$ -2 Baryon doublement étrange (Xi)
$\Xi^-$ $dss$ -2 Baryon doublement étrange (Xi)
$\Omega^-$ $sss$ -3 Baryon triplement étrange (Omega)

Conservation de l’étrangeté

Le nombre quantique d’étrangeté $S$ est strictement conservé dans toutes les interactions fortes et électromagnétiques, tandis qu’il peut être modifié dans les processus régis par l’interaction faible.

  • Interactions fortes : l’étrangeté $S$ se conserve rigoureusement ; la somme totale reste invariante.
  • Interactions faibles : la valeur de $S$ peut changer ; c’est ce mécanisme qui rend compte de la désintégration des particules étranges.

Comme l’interaction forte conserve l’étrangeté, les particules étranges ne peuvent être produites qu’en paires : un quark étrange est toujours accompagné de son antiquark, de manière à maintenir $S$ total égal à zéro.

Il en résulte qu’aucune particule étrange ne peut être créée isolément lors d’une interaction purement forte.

Exemple 1 : Production de particules étranges par interaction forte

Une collision entre un pion et un proton peut produire un kaon neutre et un baryon $\Lambda$ :

$$ \pi^- + p^+ \;\longrightarrow\; K^0 + \Lambda $$

Dans cet événement, l’étrangeté totale initiale vaut \(S_{\text{initial}} = 0\), et celle de l’état final est également nulle (\(+1 + (-1) = 0\)), ce qui illustre la conservation de l’étrangeté par l’interaction forte.

$$ \pi^- (S=0) + p^+ (S=0) \;\;\longrightarrow\;\; K^0 (S=+1) \;+\; \Lambda (S=-1) $$

Exemple 2 : Désintégration faible d’une particule étrange

Le baryon $\Lambda$ peut se désintégrer en un proton et un pion :

$$ \Lambda \;\longrightarrow\; p^+ + \pi^- $$

Ici, l’étrangeté passe de \(S = -1\) dans l’état initial à \(S = 0\) dans l’état final. Cette transformation, qui modifie la saveur, est caractéristique d’une interaction faible.

$$ \Lambda (S=-1) \;\;\longrightarrow\;\; p^+ (S=0) + \pi^- (S=0) $$

Pourquoi les particules étranges apparaissent-elles toujours par paires ?

Lors d’interactions fortes, la conservation de l’étrangeté impose que les particules portant une étrangeté non nulle (\(S \neq 0\)) soient produites par couples quark étrange / antiquark étrange. Ainsi, la valeur totale de $S$ demeure inchangée :

$$ S_{\text{initial}} = S_{\text{final}} $$

Si l’état initial possède une étrangeté nulle (\(S = 0\)) - comme c’est le cas dans la plupart des collisions entre protons, neutrons ou pions -, alors l’état final doit présenter également \(S = 0\).

De ce fait, les particules étranges issues de l’interaction forte apparaissent toujours en paires particule/antiparticule, l’une avec \(S = +1\) et l’autre avec \(S = -1\).

Exemple

Considérons une collision forte entre un pion et un proton :

$$ \pi^- + p \;\longrightarrow\; K^0 \ (S=+1) \;+\; \Lambda \ (S=-1) $$ $$ S_{\text{initial}} = 0 \;\;\longrightarrow\;\; S_{\text{final}} = +1 + (-1) = 0 $$

Remarque : Dans les interactions faibles, l’étrangeté n’est pas conservée. Un quark étrange peut se transformer en quark up ou down en émettant ou en absorbant un boson \(W^\pm\). Ainsi, une particule étrange peut se désintégrer seule, sans produire simultanément son antipartenaire.

Ce comportement - la création par paires dans les processus forts et la violation de l’étrangeté dans les processus faibles - a joué un rôle central dans l’élaboration du modèle des quarks et dans la compréhension de la structure profonde de la matière.

 

 

 


 

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